Article rédigé avec Olivier Frerot
Les tiers-lieux attirent notre attention car ils manifestent par bien des aspects une société nouvelle en émergence. Ils inscrivent leurs traces dans la métamorphose de notre civilisation. Pour découvrir ce qui s’y invente, il faut se montrer disponible et ouvert aux transformations très profondes en cours. Il faut accepter qu’un monde, qui fut fécond, est en train de passer ; et donc que les valeurs qui l’ont animé ne fonctionnent plus comme elles fonctionnaient, qu’elles ne suscitent plus l’enthousiasme. La plus cruciale d’entre elles est la toute-maîtrise et la toute-puissance de la technoscience. Le monde qui vient ne sera pas fondé sur cette croyance, contrairement aux institutions de la Modernité, qui peuplent encore tous nos espaces publics.
Les tiers-lieux ne sont donc pas des lieux d’un savoir organisé et descendant appuyé sur une expertise officielle qui promeut des normes contraignantes. Ce sont des espaces aux frontières floues, des lieux passerelles entre des personnes vraiment différentes, des espaces de connexions improbables, où la valeur première est la promotion de la rencontre entre les êtres humains. Ce n’est donc nullement la volonté de maîtrise, de puissance ou de domination, si chère à la Modernité qui les sous-tend, mais au contraire l’accueil de l’inattendu, la culture de la sérendipité, l’acceptation des vulnérabilités afin que chacun puisse trouver sa place, et, plus précisément, la construire en interaction avec les autres. Ce sont donc des espaces de l’entreprise de soi à travers des projets d’organisation plus ou moins formelles et formalisées, des plus variés. Des collectifs s’y tissent et s’y déploient en demeurant toujours en mouvement. Les formes juridiques ne peuvent donc s’y stabiliser sans risquer de perdre de la vitalité. Ce sont des lieux-sentinelles d’une nouvelle société neuve et vive où le relationnel et l’altérité l’emportent sur le savoir d’expertise des sachants et l’objectivation du monde.
Des lieux d’autonomie et de partage
Même si Ray Oldenburg, qui a influencé la notion, explique que les tiers lieux peuvent être des bureaux, ce n’est qu’une possibilité et pas le coeur du concept de tiers lieux.
L’enjeu partagé par de nombreux auteurs dont Oldenburg, c’est de permettre l’existence d’espaces où l’on peut devenir soi-même tout en partageant avec les autres, favorisant les rencontres informelles et ouvertes au plus grand nombre. A l’image de ce petit mot laissé par un utilisateur réunionnais d’un tiers lieux lillois :
Pour voir se développer des lieux de ce type, il faut faire l’effort comme le dit Majid Rahnema de concevoir “l’existence de domaines communaux d’autonomie et de gratuité”. Autonomie pour permettre une (ré-)appropriation par chaque participant et lui permettre de s’investir dans le temps. Gratuité pour favoriser l’accès par le plus grand nombre à ces lieux et y trouver de quoi “joindre les deux bouts” tout en favorisant une cohésion sociétale, à l’image de ce que nous explique Silvia Federici sur l’enjeux des communaux dans le libre Caliban et la Sorcière :
Outre l’effet incitatif sur la prise de décision collective et la coopération dans le travail, les communaux étaient le fondement matériel sur lequel pouvait se développer une solidarité et les rassemblements de la communauté paysanne se tenaient sur les communaux (Silvia Frederici)
Aujourd’hui, ces espaces ouverts se font rares, car bien des lieux sont inacessibles en terme de tarifs ou permettent peu d’appropriation collective et d’autonomie. Ils sont situés dans les centres villes et trop rarement là où il y en aurait le plus besoin.
David Bollier dans son livre “La Renaissance de communs” nous raconte le bénéfice de ces lieux pensés au delà au marché et de la puissance publique : “
Les communs sociaux permettent d’éviter la plupart des problèmes éthiques fréquemment associés aux marchés, parce qu’ils encouragent l’engagement personnel et le soutien aux pairs. Les marchés impliquent des relations impersonnelles, à durée déterminée et un échange de valeur sur le principe du donné pour un rendu, avec des frontières très claires entre les individus. Avec les communs nous sommes dans des relations hybrides, des sympathies sociales durables et les dons rapprochent les gens (David Bollier)
De la connaissance partagée et des communautés apprenantes pour avancer ensemble
Pour favoriser leur développement, il nous faut envisager la mise en place de communs informationnels autour des tiers-lieux. De premières ressources existent en licence libre sur des sites comme “Movilab.org” sur comment mettre en place une cuisine ou une épicerie partagée, un atelier de bricolage participatif, un lieu pour échanger des idées, etc. Quelques logiciels de gestion sont mis en commun, à l’image d’openfoodfrance.org pour lancer un achat groupé.
Des communautés apprenantes comme le réseau « tiers lieux open source » au niveau national ou celui des « hauts tiers lieux » dans le nord se développent pour relier les acteurs, permettre des rencontres et des échanges entre lieux et espaces, physiques, géographiques et numérique. Des communautés de bidouilleurs n’hésitent pas à mettre en partage de nombreux plans et astuces pour fabriquer et réparer du matériel à l’image des plateformes libres l’air du bois ou wikifab.
Des institutions qui font un pas de côté
Afin d’avancer, il est nécessaire de dépasser les positionnements institutionnels qui tendent à agir en logique de supervision plutôt que de capacitation et à limiter la potentielle appropriation par les utilisateurs pour en faire “leurs tiers-lieux” (horaires et accès stricts, décisions prises par les élus et non par les utilisateurs, sécurité qui prend la place de la convivialité, planification en amont, etc…). Par leur rigidité, la plupart des dispositifs d’accompagnement finissent par laisser de côté les lieux les plus pertinents, voir oublient ceux qui ne s’identifient pas derrière ce terme. A l’image de certains lieux très ouverts dans le rural ou dans des quartiers en difficulté qui jouent depuis longtemps un rôle très important pour le lien social.
Quand des institutions osent, les changements sont rapides et importants, comme à l’ancien hôpital Saint Vincent mis à disposition par la ville de Paris à un collectif durant quelques années en attendant un projet d’investissement plus classique :
Installé sur 3,2 hectares désaffectés de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul (Paris), le projet Les Grands Voisins se présente comme un « énorme laboratoire urbain et social ». Trois associations ont décidé d’utiliser le temps de vacance du site pour y expérimenter de nouvelles formes d’occupation de l’espace, avec une priorité : la mixité des structures et des gens. (Le monde)
S’organiser ensemble jusqu’à dépasser la question de la propriété
Réussir à gouverner collectivement les espaces nécessitera de réapprendre à se faire confiance et à lâcher prise pour laisser plus de liberté d’investissement aux individus dans le commun. Des modèles de rémunération sont à inventer pour permettre de vivre de ses contributions, sans pour autant fermer la porte à de nouvelles personnes souhaitant elles aussi s’impliquer.
Ces lieux ne survivront pas si la question de la propriété n’est pas pensée, la plupart étant locataires. Ainsi, certains projets arrivent à acheter collectivement les espaces, à l’image du Bateau ivre racheté par 1600 personnes à Tours pour faire revivre ce lieu culturel. Nombreux sont ceux qui réfléchissent à un système qui permettrait de racheter les espaces pour qu’ils soient la propriété exclusive d’associations ouvertes qui ne pourront pas s’enrichir sur le bien mais devront s’assurer de conserver la raison d’être du lieu. A l’image de ce qui est fait dans l’agriculture avec Terre de Liens ou dans le logement avec le Mietshäuser Syndikat.
Le déploiement des tiers lieux se fera aussi par le maillage entre les espaces au niveau d’un territoire afin de pouvoir naviguer entre des lieux très divers permettant de s’investir dans des activités différentes (cuisine, fabrication, artisanat, bureaux, loisir etc…) et de se sentir un peu partout chez soi.
Si nous voulons comprendre cette nouvelle société qui vient, nous pouvons commencer à la découvrir à travers ce qui se construit dans les tiers-lieux, parfois même à l’insu de leurs propres acteurs, qui sont eux-mêmes traversés par des énergies qui viennent de l’avenir. D’un côté des valeurs autrefois fécondes s’effondrent, de l’autre la vie continue inlassablement à inventer et à sourdre du fond de la société. De nouvelles solidarités apparaissent, à bas bruit, horizontalement, à la base, loin des lieux du pouvoir apparent. Elles unissent des humains entre eux, n’écrasant pas leur diversité, mais cherchant, avec et au-delà de leur altérité, des nouvelles manières fluides et fragiles de faire advenir de nouveaux communs, grâce à de multiples formes d’entreprises. Les tiers-lieux sont un de ces champs où fleurissent de telles initiatives promises à un avenir créatif. Là se trouvent les ferments de nouvelles interdépendances, de nouvelles possibilités de vie, fondées sur les intersubjectivités qui ignorent l’objectivation scientifique et la domination technologique, et sur des rapports d’égalité et de réciprocité qui se désintéressent des rapports de forces et de raison. Leurs participants sont adeptes de la non-violence gandhienne et de modes d’action au féminin pour transformer la société. Ils vivent leur émancipation naturellement sans être prisonniers des luttes idéologiques, car ils ont l’intuition de l’ambivalence de toute position. Pour eux, la coercition et l’obéissance ne sont pas consubstantielles aux liens de société, les lois devant être au service des solidarités et des libertés et non l’inverse. Ils cherchent à pratiquer la redistribution. Ils substituent aux contacts distants de notre société atomisée, utilitariste et marchandisée, des liens qui engagent les relations et qui les tiennent. Ils se risquent à l’intimité. Là où, tout en devenant de plus en plus différents, les individus se montrent davantage solidaires. C’est ici que se trouve la véritable nouveauté : chacun-e devenant de plus en plus singulier-e, tout en participant activement à des groupes eux-mêmes en changement continuel et fort différents les uns des autres.
Simon Sarazin et Olivier Frérot
Image : La bergerie des Malassis à Bagnolet – Photo par Benoit Cassegrain sous licence CC BY SA 3.0 – Side-ways.net – Episode 9
A découvrir, l’article de Paul Richardet, inspirateur du titre de cet article : « Pour des espaces hybrides et partagés«
Pierre
J’aime bien vos photos et l’ambiance « architecture urbaine du blog. Merci