Retour sur une expérimentation de création d’une coopérative de jeunes

Rédigé par Marion Rousseaux et Simon Sarazin

Cet article vise à expliquer en quoi l’approche du montage d’une coopérative en s’inspirant de la culture des communs peut amener des réflexions nouvelles dans les dispositifs d’accompagnement à la création d’entreprise et dans le cas présent, dans le format CJS (Coopérative jeunesse de service) importé du Québec. Il vise aussi à mettre à l’écrit les différents points sur lesquels il nous semble important de réfléchir pour identifier les avantages et inconvénients afin d’inspirer le modèle CJS dans les années qui viennent. Aussi bien au niveau du dispositif d’accompagnement des jeunes qu’au niveau du modèle des coopératives de manière générale.

Travailleurs indépendants dans le développement des communs, nous avons participé au lancement d’une coopérative d’une quinzaine de jeunes à Boulogne sur mer dans un quartier prioritaire. Cette coopérative de jeunes était inspirée d’un modèle appelé CJS, aujourd’hui développé par le réseau CPE et les CRESS de plusieurs régions de France et importé du Québec. Nous avons décidé de développer notre propre modèle sur Boulogne sur mer. Il a été nécessaire de nous lancer avec ces organismes qui implantaient le modèle en France depuis 2 ans et donnaient une légitimité institutionnelle à ces coopératives de jeunes, en plus d’un appui. Néanmoins, tout en prenant dans le format CJS ce qui nous semblait pertinent, nous avons souhaité prendre certaines libertés afin d’appliquer dans ce format des éléments propres à nos pratiques de développement de projets collectifs inspirés par la culture des “communs”.

L’un des éléments sur lequel nous avons particulièrement été en décalage avec le modèle CJS fut notre souhait de ne pas prévoir de « fin » à la coopérative lancée avec les jeunes. Nous laissions ainsi la possibilité que la coopérative reste ouverte après les deux mois d’été, si les jeunes le souhaitaient. C’est un point qui nous a semblé indispensable. Car impossible d’amener les jeunes à s’investir dans des initiatives s’il est précisé que tout investissement sera stoppé à la fin de l’été. Il était possible que cela s’arrête, mais nous avons décidé de ne pas l’imposer. Or, à la fin de l’été, les jeunes et aussi tous les acteurs avec qui nous travaillions (missions locale, CRAB, élus, CAB etc.) ont souhaité continuer à faire vivre cette coopérative nommée « Entre’coop ».

Les structures d’accompagnement des CJS hors du territoire boulonnais n’étant pas prêtes à cette continuité. Les acteurs Boulonnais se sont donc lancés dans des négociations pendant environ 6 mois afin défendre la nécessité d’avoir cette vision long terme. C’est finalement au milieu du printemps 2016 qu’Entre’coop réouvrira ses portes avec un format à l’année.

Ce premier élément visait à enlever l’un des freins majeure au lancement d’une culture de l’investissement nécessaire à la production de communs. D’autres choix vont être faits pour ouvrir au maximum l’initiative, favoriser la transparence et permettre une appropriation maximale par les jeunes et leurs accompagnateurs de ce format.

Pour développer une économie basée sur les communs, nous avons dès le lancement de la coopérative présenté les ressources libres partagées sur le web qui expliquent, inspirent ou documentent des manières de déployer des initiatives et fournissent des outils parfois clés en main. En s’appuyant sur ces « communs informationnels », nous amenions l’enjeu de ne pas tout refaire à son niveau mais de profiter (et aussi de contribuer en retour) de ces ressources existantes mises en partage par de plus en plus d’acteurs.

Un exemple de ressource : Le toolkit diffusé librement par disco soupe pour lancer son propre événement

A l’opposé du « capitalisme de la connaissance », ces ressources en accès libre sont des dons faits par des individus partout dans le monde qui se réunissent et partagent au sein d’espaces contributifs. Les jeunes doivent en profiter, car ce sont ces communs qui permettent alors de déployer rapidement des initiatives et de lever des freins. Par exemple, beaucoup de ressources existent pour réussir mettre en place un jardin partagé, fabriquer des meubles, mettre en place une cuisine partagée, un café réparation, une épicerie participative, une disco soupe, un achat groupé, etc…  Et même quand des ressources n’existent pas, le simple fait de voir qu’un projet existe ailleurs aidaient les jeunes à imaginer la déployer localement

Des présentations de vidéos telles celles de Side-ways, permettaient d’inspirer les jeunes sur le comment faire, avec des exemples concrets et très bien mis en valeur.

L’enjeu à travers le lancement de ces activités était d’abord de ne pas réinventer la poudre et plutôt d’apprendre à faire ensemble à travers ces initiatives partagées. Nous voulions aussi montrer que des missions économiques arrivent grâce aux communs que les jeunes développent, à savoir le développement de services payant autour des communs. Par exemple, en mettant en place une Disco Soupe, ils ont été amenés à gérer toute la logistique nécessaire à la préparation d’une soupe pour un événement grand public et ont été rémunérés pour ce travail. En créant des bancs en palettes pour l’espace public, on leur a proposé une mission de construction d’une bibliothèque pour une association. Prendre du temps à produire « ces communs » nous a semblé essentiel et cela ne fait pas de sens si la coopérative ne s’ouvre que sur deux mois ou ne pense que rentabilité économique à chaque action. Chaque initiative doit pouvoir s’ »infinitiser » pour permettre d’aller loin et permettre aux participants de s’approprier ces ressources mises en partage.

Nous avons aussi à chaque mission commerciale réfléchi à une manière de l’agencer afin que celle ci contribue à des “communs”, visant aussi à impulser une communauté de personnes impliquées autour d’Entre’coop afin que certains projets initiés par les jeunes soient pérennes. Par exemple, quand la mairie leur a demandé d’aménager le jardin du quartier, nous les avons aidé à animer un temps de rencontre avec les habitant-e-s pour qu’avec l’aide des jeunes ces personnes participent à cette mission et réfléchissent ensemble à l’aménagement de l’endroit dans une logique de jardin partagé investi sur le long terme. Sans cela, la prestation aurait été de nettoyer le jardin et le travail ce serait arrêté là, sans appropriation aucune des habitant-e-s ni même des jeunes. En 2016, l’aménagement de ce jardin a été reconduit dans cette logique participative et contributive. On peut désormais y trouver quelques plantes et légumes.

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Plutôt que de réaliser la prestation de jardinage, les jeunes ont organisé une rencontre avec les habitants pour réfléchir à l’aménagement du jardin. Ainsi, les habitants se sont impliqués dans les travaux et s’approprient l’espace. Une première étape pour faire de cette place un commun géré ensemble.

Qui plus est, la coopérative s’est installée dans un tiers-lieux (ou lieu ouvert et partagé) qui venait de naître à Boulogne et dans lequel les jeunes savaient qu’ils pourraient s’investir sur le long terme (il était prévu d’y installer un point information jeunesse). Cela a permis de favoriser le démarrage de ce lieu qui venait d’ouvrir, de permettre une appropriation forte de l’espace par les jeunes (par exemple en construisant le mobilier), tout en étant un espace où des adultes sont présents (coworkers de l’espace, animateurs jeunesse, médiateur numérique, voisins de passage pour le café, éducateurs spécialisés, agents et élus de la ville, etc…). L’enjeu était de faciliter les croisements et les rencontres ainsi que l’accompagnement de jeunes les plus en difficulté qui ont ainsi pu intégrer pas à pas la coopérative et que nous-mêmes n’aurions pas pu accueillir seul-e-s.

D’autres éléments originaux ont été mis en place par rapport au modèle CJS et plus globalement au fonctionnement d’une coopérative :

  • Le nombre de jeunes n’était pas figé au départ, la porte est restée ouverte à de nouveaux-elles jeunes durant l’été. Sachant que certain-e-s arrêtaient en cours de route, il y avait toujours en moyenne une douzaine de jeunes. Est-ce possible d’imaginer des coopératives ouvertes ? Où l’entrée ne dépend pas d’un long processus de recrutement mais démarre par la micro-contribution, à l’image des premières étapes d’investissement sur Wikipédia, où tous les contributeurs-trices aguerri-e-s ont un jour démarré en corrigeant quelques éléments sur l’encyclopédie, puis se sont investi-e-s au fur et à mesure ? Nous pensons que oui, et que c’est plus que jamais nécessaire plutôt que laisser les jeunes bloqués à l’étape de la recherche d’emploi. Au sein d’Entre’Coop, cette ouverture nous a permis d’intégrer pas à pas des jeunes très éloignés de tels projets. Aussi, la collaboration avec des structures sociales (DSU, Centres sociaux, etc…) a été un point très positif car cela permet d’avoir de l’aide matérielle (assurance, mise à disposition d’un lieu pour démarrer, etc…) et humaine (éducateurs spécialisés qui peuvent suivre les jeunes qui ont le plus besoin de soutien). Une communauté d' »adultes » ayant une pluralité de casquettes et de savoirs-faire permet de répondre aux besoins des jeunes, de les former et les accompagner dans divers domaines.
  • Nous n’avons pas limité l’âge à 16-18 ans (c’était le cas au début) mais nous avons laissé la porte ouverte à des jeunes âgés de 21 ans. Pourquoi se mettre des blocages d’âge ? Bien souvent, l’argument pour se limiter à cet âge ne tenait pas vraiment. Se retreindre à cet âge semblait tenir plus d’une classification facilitant les démarches de financement public ou le besoin pour le modèle CJS de ne pas trop s’éloigner du fonctionnement Quebecois qui fonctionne avec des très jeunes (12-16 ans).
  • Nous avons essayé de mettre en place un modèle de gouvernance stigmergique inspiré des retours d’expérience de gouvernance de projets contributifs tels que Wikipédia ou de notre petit espace de coworking géré contributivement à Lille (La Coroutine).copy-of-img_7509

    Stigmergie : Chacun est libre d’agir là où bon lui semble. Ici, certains fabriquent des meubles ou cuisinent, d’autres regardent ou se forment, certains jouent de la musique et d’autres ne font rien. En réalité, seuls les 2/3 des participants sont officiellement dans la coopérative. Les autres sont nouveaux et fréquentent les activités de la coopérative. Ils rentreront probablement plus tard dans la coopérative à force de participer aux activités ouvertes.


  • Il n’y a pas eu d’élection d’un-e président-e ou la formation d’un conseil d’administration mais plutôt une démocratie directe traitant enjeu par enjeu avec celles et ceux concernés. Nous avons aussi mis en place un affichage écrit et visible à tout moment des différents débats en cours (à plus grand nombre, nous aurions pu passer à un système de vote papier). Un point gouvernance dès que plusieurs sujets étaient à traiter était organisé, durant un temps convivial (souvent pendant le café après le repas)copy-of-img_7481

    Les points de gouvernance permettent de traiter « les points à discuter » ou de mettre à jour les règles définies par le collectif

     

  • La gestion des actions du quotidien se faisait via un kanban (une sorte de trello en présentiel) qui rendait visibles les tâches à toutes et à tous. Il n’y avait pas de « comités » mais des rôles à prendre en charge avec toujours un-e référent-e par rôle (rôle communication / ménage / …). Un « point debout » de 15 mn une à deux fois par jour avec tout le monde permettait de se répartir les actions et de se synchroniser sur les avancées de manière rapide et dynamique. Les rôles qui correspondent à des actions régulières (par exemple garder le lieu propre) étaient interchangeables au fil du temps. D’expérience, assigner un rôle en le figeant avant même d’avoir appréhendé la réalité du fonctionnement du groupe et les besoins est contre productif. C’est pourtant ce qui était pré requis dans la CJS où il était demandé au groupe de jeunes de nommer dès le départ un-e président-e de la coopérative et différents rôles assignés (trésorier, responsable de communication etc.). Nous préférons à cela que ces rôles soient découpés en petit rôles qui seront assignés selon les besoins, gérés de manière collective et interchangeables. Nommer une personne à la présidence si le collectif n’a pas encore expérimenté le besoin de ce rôle risquait, selon nous, de tout de suite hiérarchiser la coopérative et de voir le, la président-e s’octroyer le rôle de « chef ».

Chaque personne se positionne sur les actions ou les rôles. Pour chaque rôle, une personne est identifiée comme la personne « soucieuse » du suivi du rôle (s’assurer que le rôle est assuré par soi-même et/ou par d’autres) et les autres contribuent à assumer les tâches.

  • Nous avons mis en place un revenu contributif qui permettait de répartir à posteriori l’argent (chacun-e vient définir par semaine sa rémunération après avoir réalisé les actions). Cela s’est décidé collectivement : la répartition égalitaire causait des injustices, et celle au calcul par heure était très difficile à mettre en place (puisque certains jeunes restaient sur place juste pour montrer qu’ils faisaient des heures sans être particulièrement actifs). Le modèle de répartition à posteriori a eu d’autres incidences qu’il a fallut ajuster et qui sont toujours en test. Par exemple, si la répartition se faisait trop tardivement, les jeunes n’arrivaient pas bien à l’évaluer. Cela a été une première expérimentation qui demande à être approfondie car elle a montré des effets très positifs. Ce type d’approche est largement déployée dans des entreprises de plusieurs milliers de personnes comme le documente là aussi Frédéric Laloux sur son site. Pourquoi ne pas profiter de ces coopératives de jeunes pour leur faire découvrir des modèles inspirants plutôt que plaquer des modèles organisationnels qui montrent chaque jour un peu plus leurs limites ?

    Principe de rémunération libre : chaque semaine les personnes impliquées décident de leur rémunération. Ici, les jeunes ont décidé de mettre en place des critères afin de les aider à évaluer les montants (implication, budget à disposition, contribution au projet, besoins financiers, ce que prennent les autres). D’autres collectifs qui expérimentent ces modes de faire décident de ne pas établir de critères cf Catalyst.

    Cette approche permet l’inclusion de jeunes en cours de route et évite de différencier les activités de type bénévole de celles rémunérées. Ici tout était sur un même plan, autant la cuisine collective du midi que le ménage, que les prestations de distribution de flyer ou d’autres prestations très rémunératrices de mise à jour d’un site internet par exemple. Il y a donc un processus éducatif intéressant quant à la valeur que nous donnons aux choses et aux actions que nous réalisons. Nous avons en effet tendance à valoriser certaines actions plus que d’autres et il est intéressant de se demander pourquoi. C’est ensuite selon des critères définis collectivement mais selon une appréciation individuelle que chaque personne définissait sa rémunération. Les 4 critères définis par les jeunes étaient :

    • Le temps passé et investi dans la coopérative,
    • Les besoins financiers de chaque personne,
    • L’argent gagné dans la coopérative,
    • Faire attention à l’argent disponible et prendre en équilibre par rapport au pot commun
    • Le temps passé pour l’entretien et les tâches quotidiennes du lieu (ménage, cuisine etc.)

 

  • Nous avons décidé de ne pas faire de session de formation au départ. Notre choix visait à permettre un apprentissage au fil des enjeux rencontrés. Nous souhaitions aussi que la formation proposée nouveaux-elles puisse être transmise par d’autres jeunes plus anciens dans la coopérative (avec l’accompagnement d’une personne adulte quand nécessaire). Cela s’est produit plusieurs fois et les jeunes fortement impliqués prenaient ce rôle de formation très au sérieux. Cela évitait aussi de former sur des enjeux que ne rencontreraient peut-être jamais les jeunes et de les saturer d’informations avant même d’être passé à l’action. Cela permettait aussi de démarrer tout de suite sur des espaces où il était possible de se mettre en position de contributeurs-trices facilement. Cette méthodologie « au fil des expériences » permet aux jeunes de demander ou de faire des recherches selon leurs besoins et ce qui les intéresse. Surtout, cela permettait d’inclure au fil de l’eau des jeunes intéressés là où l’approche CJS recommandait de ne pas inclure de nouveaux jeunes en cours de route, puisqu’ils n’auraient pas eu le temps de participer à la formation initiale.

Tout l’enjeu pour nous a été de travailler sur un modèle qui puisse s’approprier les innovations sociales qui transforment profondément les organisations et ont beaucoup à apporter aux modèle de coopératives (comme la vidéo « reinventing organisation » de Frédéric Laloux, les modèles économiques du logiciel libre, les modèles de construction des communs).

L’objectif étant de laisser les jeunes libres d’explorer, de s’investir pour qu’il puissent prendre la main sur le modèle afin qu’il s’insère au mieux dans le territoire et puisse répondre au mieux à leurs enjeux. Ce travail de développement de coopératives de jeunes, a finalement été l’occasion pour nous de se réapproprier les enjeux de l’éducation populaire qui défend « le par et le pour », en y ajoutant la question économique qui est rarement traitée dans ce mouvement.

Une documentation collective sous licence libre est disponible et vise à partager les retours d’expériences avec tout le monde. Elle vise à libérer le savoir autour du montage de coopératives de jeunes. N’hésitons pas à l’alimenter pour produire un espace de connaissance sur ce sujet.

Un site permet au réseau d’adultes accompagnant le projet et aux jeunes de retrouver toutes les informations sur la coopérative. Des petites outils sont proposés pour s’organiser là aussi de manière horizontale, comme une liste de discussion, un loomio pour le suivi des prises de décisions, un trello pour gérer les tâches en ligne.

Vous pouvez retrouvez beaucoup d’éléments aussi sur le facebook de la coopérative

Simon Sarazin et Marion Rousseaux

 

Image : Dessin de Lawrence Bourguignon, qui avait 17 ans lors de la coopérative de jeunes. Licence CC BY SA 3.0