La situation vécue lors des législatives de 2024 nous a amené à nous questionner sur le rôle démocratique des tiers-lieux. Divers débats ont émergé en présentiel et en ligne, et notamment sur le forum des tiers lieux.

Bien que difficile et éprouvant, ce moment a été très riche d’enseignements. Voici quelques découvertes qui m’ont marqué fortement et constitue autant de pièces d’un puzzle qui se dessine

Tout d’abord cet article d’Olivier Hamant, avec cette citation

Nous ne pouvons plus construire un modèle de société contre les fluctuations ; il va plutôt falloir construire un modèle de société sur les fluctuations. Dit autrement, c’est cette fois la périphérie de la société, et singulièrement le monde rural en première ligne face aux tempêtes à venir, qui pourrait éclairer l’élite urbaine.

Olivier hamant – La Croix, 12/06/24

La tempête était double en 2024, puisque nous avions vécu précédemment les inondations dans le Pas de Calais, qui auront touché beaucoup de nos lieux, dont celui où je suis simpliqué, La Plume à Loup.

L’entrée du tiers-lieu La Plume à Loup le 8 janvier 2024 (bottes obligatoires)

La proposition que nous avons alors déployé, en partenariat avec le collectif citoyen du montreuillois, a été de lancer des temps de débat, notamment un forum citoyen sur les inondations et un espace wiki de documentation.

Un débat citoyen lors des inondations

Cela nous amènera à en débattre avec Pablo Servigne lors de l’événement « Faire Autrement » début juin (transcription du débat à venir). Ce débat sur le thème du « rôle des tiers-lieux lors des crises, notamment au premier km » sera très éclairant pour identifier comment agir lors de la tempête législative qui se déroulera quelques semaines plus tard.

Des échanges, j’ai en particulier retenu ces éléments, que j’ai pu vérifier à de nombreuses reprises durant les 4 mois où nous avons été touchés par les inondations :

En cas de crise ou de catastrophe, lorsque la « normalité » disparait brutalement, l’entraide émerge spontanément et permet d’envisager bien plus de solidarité que ce que le mythe de la compétition ne nous l’autorise. Pour le dire autrement, cultiver l’entraide en amont et en aval des crises (bref, dans la vie de tous les jours), sauve et sauvera des vies, a fortiori durant ce siècle de tempêtes.

L’entraide est une force horizontale qui rapproche les gens, dont nous avons toujours besoin, et qui a toujours existé. Face aux enjeux sociaux et écologiques majeurs de ce siècle, il est évident que cette force va devenir vitale à toutes les échelles.
Les acteurs institutionnels, les humanitaires et les secours ne s’appuient pas ou peu sur ce potentiel d’entraide spontanée, et ce faisant, fragilisent ces dynamiques.

Pablo Servigne – https://pabloservigne.com/entraide/

Olivier Hamant nous dit, dans un article sur les élections européennes, des choses assez proches et introduit indirectement le rôle politique de nos lieux, notamment dans l’enjeu à recréer ce premier kilomètre de la démocratie !

Ce contre-modèle, c’est celui de la coopération et de la robustesse sociale construit contre le culte mortifère de la performance. Un projet engageant où les citoyens peuvent compter sur les liens de voisinage, sur les communs, ou sur des facilitateurs de l’auto-organisation territoriale pour multiplier les filets de sécurité et de santé commune […] Du bon sens paysan dira-t-on, où le primat est donné au premier kilomètre de la démocratie : mouvement associatif, approches participatives, habitats partagés, ateliers de réparation citoyens, expérimentations territoriales, sciences citoyennes, entreprises à mission, collectifs de paysans en agroécologie, etc. C’est une société de la robustesse et de la paix construite contre une rationalité de l’optimisation permanente, pour faire face à des enjeux plus grands qu’elle. […] Il s’agit de quitter la posture du pouvoir élitiste, centralisé et aveugle aux fluctuations du monde, pour embrasser la force des liens locaux et imaginer la puissance politique des territoires, ensemble.

OLIVIER HAMANT – LA CROIX, 12/06/24 – Vote RN : « Nous vivons un moment post-colonial intérieur »

Très bien, et c’est le rôle que nous nous donnons avec nos lieux. Ils ont pu être un filet de sécurité lors des inondations, ainsi que mieux nous préparer par la culture d’auto-organisation qui s’y développe. Mais comment agir au moment où tout le monde se crispe autour du sujet des élections législatives dans nos villes et villages, notamment avec ceux qui débattaient de manière apaisée sur les inondations et s’entraidaient quelques mois plus tôt ? Dans un moment où nous n’osons pas en parler localement, mais où les médias n’ont aucun souci à nous en parler de manière très verticale, avec leurs visions, leurs choix de débats, souvent clivants, rarement connectés à nos enjeux, et où la société civile n’est pas invitée. C’est un troisième auteur, Bruno Latour, qui va nous donner des clés essentielles :

En 1789, dans 60 000 cahiers de doléances, les Français ont décrit tout ce qu’ils subissaient au quotidien et ont proposé des remèdes à ces multiples jougs. C’est d’ailleurs par cet effort de description que la Nation a pris conscience d’elle-même. Les Français de la fin du XVIIIe siècle ont mis six mois à effectuer cette tâche, sans Internet et parfois même sans la maîtrise de la langue écrite.

Passer de l’expression de plaintes et d’opinions à une telle description, c’est l’exercice que nous avons proposé lors de différents ateliers en France : « Arrêtez de nous parler du capitalisme, de l’État, et parlez-nous de ce que vous vivez, dites-nous de qui vous dépendez pour votre subsistance, sur qui vous pouvez compter… » À chaque fois, nous avons été saisis par la rapidité avec laquelle évolue une assemblée réunie de manière artificielle dès qu’elle se plie à cet exercice.

Bruno Latour – La Croix – 25/01/2019

Cet article et les débats autour du rôles des doléances après la crise des gilets jaunes, notamment lors de Faire autrement, continueront à alimenter notre réflexion, notamment après échanges autour du film Les Doléances. Cela nous amènera à proposer dans l’entre deux tours un débat citoyen, là aussi en partenariat avec le collectif citoyen du montreuillois, dont le format d’animation et le compte rendu sont visibles ici. En partant des réflexions de Bruno Latour, avec cette question de départ sur ce qui nous relie, sur nos dépendances, pour retravailler le sujet politique par ce qui nous concerne concrètement là maintenant. Ce moment aura été intéressant pour nous montrer à quel point relancer du débat citoyen, notamment au moment des élections, est faisable et nous permet de nous reconnecter au sujet politique de manière agréable.

Par contre, il nous manque des outils et expériences pour aller plus loin, savoir penser la suite, accueillir plus de monde d’univers différents (car nous étions une majorité de convaincus), etc… C’est toute la question qui s’ouvre aujourd’hui et là aussi, deux autres découvertes nous donnent des pistes très inspirantes.

La première , le projet « Où atterir« , qui est actuellement en demande de soutien sur l’appel à communs de l’ADEME pour libérer tout la connaissance méthodologique et documentaire sur le sujet. Je cite un passage de leur description :

« Où Atterrir ? » est une expérimentation artistique, scientifique et politique qui vise à faire émerger une nouvelle description des territoires et de nouvelles formes de participation à leur transformation. Elle a été développée avec le philosophe Bruno Latour et un consortium de chercheurs en sciences humaines et sociales, en sciences du système Terre, d’artistes et architectes-cartographes. Elle s’inspire de son livre « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » (édition La Découverte, oct. 2017).

Description du projet « Où Atterir » Wiki de l’AAc de l’ADEME

Notre temps de débat était bricolé dans l’urgence, et de nombreux autres acteurs ont dû faire pareil. Aussi, de voir une méthodologie être potentiellement libérée (au sens licence libre et open source) est très motivant, ainsi que le webdocumentaire lié. D’autant plus que ce travail se fait avec de nombreux chercheurs et de l’interdisciplinarité. Un projet qui pourrait rajouter une pièce au puzzle qui se dessine depuis quelques mois sur notre rôle démocratique

A cela, une nouvelle pièce vient compléter le tableau, la découverte du projet Doleances.cc, une plateforme pour :

Rendre les doléances open-source, inarrêtables, votables et actionnables par tous

https://www.doleances.cc/

Voilà de quoi donner des moyens complémentaires de structurer les doléances et de manière générale, toute proposition qui émane des citoyennes et citoyens de nos territoires.

Le puzzle pourrait pas à pas se compléter, notamment se relier à l’outillage Communecter (réseau social alternatif à Facebook, proposant beaucoup de fonctions pour aller plus loin), qui est en train d’adapter ses outils de suivi de projet pour permettre de l’appel à cofinancement de propositions émergeant des territoires. Ces propositions pourront aussi atterir dans les divers appels à communs qui commencent à se déployer du côté des financeurs publics et privés (l’AAC de l’ADEME, celui des tiers-Lieux, etc…). Tout cela dessine un ensemble de solutions pour pouvoir plus facilement jouer notre rôle démocratique à l’échelle locale, en partant de ce premier kilomètre autour de ces lieux réseau que sont les tiers-lieux.

Reste à trouver, dans le cadre du déploiement de ce rôle, une viabilité économique pour permettre à ceux qui s’impliqueront dans ces démarches de tenir dans la durée. Car personnellement, après ces deux sujets menés en 2024 pour tenter des choses autour du débat démocratique, d’abord lors des inondations, puis lors des législatives, mon temps de bénévolat sur ces deux crises a facilement pris 1/3 de mon temps d’actif en 6 mois. En tant qu’indépendant qui arrive à équilibrer ses revenus par ailleurs, qui n’est pas encore parent, cela a été possible mais dans un équilibre précaire… Mais à part les retraités ou les étudiants, cela est impossible pour la plupart des autres personnes qui ont suivi ces sujets. Et c’est un énorme souci, sachant que du monde aimerait dédier du temps, réduire son travail sur le marché, pour un travail à fabriquer cette société qu’appelle de leurs voeux les 3 auteurs cités. Comment, qui plus est en territoire rural plutôt pauvre, développer ces activités localement et permettre un revenu aux personnes actives (qui pourrait potentiellement être géré en corémunération pour garder la dynamique collective). C’est une pièce du puzzle qui manque cruellement pour la suite. Mais restons attentifs, car il y a probablement des clés qui vont apparaître, comme toutes celles qui se sont dessinées ces derniers mois !